dimanche 5 novembre 2017

La journée du 5 novembre 1794, pour Alexandre      

Petite surprise aujourd’hui, je vais partager avec vous un document rare : le Journal intime qu’Alexandre a tenu pendant la Terreur. Ce journal intime a eu un destin rocambolesque, comme toujours avec Alexandre. Au début des années 1950, il est apparu dans une vente aux enchères et acheté par M. Arthur Johnson, consul des États-Unis à Rome (89 via del Babuino), qui dit se l’être fait voler. Heureusement, il en avait dactylographié une copie, en plusieurs exemplaires. En 1955, il envoya un de ces exemplaires à Pierre Gaxotte, historien, que l’on peut consulter encore aujourd’hui.

Le journal couvre la période du 4 juillet 1794 au 1er avril 1795. Son style est télégraphique et pour le moins abscons : nombre de ses mentions sont mystérieuses. 

Depuis février de cette année 1794, Alexandre vit seul avec sa mère et « madame » c’est à dire Adèle Feuchère, sa maitresse depuis 1788 (qu’il épousera officiellement en 1812) à l’hôtel des Champs-Elysées (à l’emplacement de l’ambassade des Etats-Unis). Ce n’est pas drôle tous les jours…

On y apprend que le 5 novembre 1794, il est parti tôt le matin, sous la pluie, faire une course, sans doute un courrier dont il n’a pu négocier le tarif, puis qu’il a reçu la visite de M. Petit, puis qu’il a rendu visite à M. Cornillon qui, pas de chance, était sorti. Il est retourné rive droite, rue des Arcis (rue des Lombards actuelle), au Singe Vert, célèbre « tabletier », orfèvre des rentiers et des philosophes, qui vend tout ce qui est utile à la table : des fourchettes en ivoire pour retourner la salade, des salières de buis dans le dernier goût, des porte-huiliers d’ébène, des plateaux à liqueurs et punch d’acajou, des coquetiers de palissandre, enfin de quoi monter un ménage à peu de frais, et aussi des jeux de table. Depuis longtemps, le Singe Vert fait partie des Itinéraires gourmands d’Alexandre. On y arrive par la rue Saint-Martin qui change aussi souvent de nom dans sa longueur qu’un banqueroutier qui fuit ses créanciers le fait dans ses voyages.

Ce matin–là, il y trouve des Jettons qui sont, à l’origine, des petites pierres qui servent à compter, et des boites à Jettons, sortes de bourse en cuir ou en velours, pour les contenir. Il y a aussi acheté un baguenodier, casse-tête mécanique composé d'une tige et d'anneaux. Il est probable que ces jeux étaient destinés à Suzanne de la Reynière, qui passait beaucoup de temps à jouer avec ses ami(e)s.

C’est l’automne, il pleut, et il pleuvra toute la journée – les jambes dans l’eau - il fait froid et le bois est rare. On voit alors Alexandre courir dans Paris pour faire réparer les boucles de chaussures, et trouver de la toile bien chaude pour se couvrir dans l’hôtel de La Reynière glacial. Drap de Sedan, drap à poil, toile de Troyes... il est heureux que M. Viard accepte de marchander : la plupart des autres commerçants pratiquent le prix fixe.

Retour au logis, c’est à dire le premier étage de l’hôtel de La Reynière – sa mère occupe le rez-de-chaussée. Dîner (notre déjeuner) avec madame, des amis (parmi lesquels le fidèle M. Aze depuis toujours, dont vous trouverez le portrait ici) et un M. Bouvet qui s’est invité sans se faire inviter. C’est un parasite, type de personnage sur lequel Alexandre a beaucoup écrit et qui lui provoque à coup sûr ses humeurs.

Pendant qu’Adèle Feuchère est allée voir une comédie au Théâtre de la République, il soigne sa perruque, reçoit M. D’Aigremont – un cousin côté Laurent de La Reynière - discute avec M. Aze d’un voyage qu’ils vont bientôt faire ensemble, dans son fief à Montmélian, en banlieue parisienne - ce sera du 20 novembre au 2 décembre. Puis il descend dire bonjour à sa mère toujours avec M. Aze, remonte dans ses appartements du 1er étage avec M.Aze, encore.

Puis c’est l’heure du souper (notre diner) avec madame, et la lecture jusqu’à trois heures du matin. Comme quoi il ne faisait pas si froid, et le commerce de bougie continuait à bien fonctionner, même pendant la Terreur.


Séjour à Paris – Jambes dans l’eau – Lettr. prix fixe rue de Richelieu n°1223 – M. Petit - Visite à M. Cornillon, sorti – Poste aux lettres – halle, drap à poil en ¾ 42 – Singe vert, jettons - Toise - aune - Bourses à jettons – Baguenodier - &c. – Boucle raccommodée quai de Gèvres – M . Armet – Palais. M. Aze – rencontre de M. Rousseaux – Rue Saint André, nation – Prix fixe Rue Saint André au coin de la rue de l’Éperon – Drap de Sedan teint en fil à 85. Drap à poil. 14 Belle toile de coton de Troyes, fabr. de M. Viard, drapée, à 8 et à 9.  Marchand fort honnête et fort accommodant – retour au logis – Dîner avec mad. M. Aze, M. Gay l’aîné, et M. Georges Bouvet non prié, humeur – visite de M. Daigremont – après dîner mad. va au théâtre de la Rep. avec Gay l’aîné – Seul, Perruq – Projet de voyage avec M. Aze – visite à ma mère avec M. Aze – en haut avec le même – seul M. Trianon – retour au logis – prépar. – Lecture en haut – visite à ma mère, j’y trouve mad. Arrivée de la comédie – Souper avec mad. Jambes dans l’eau – en haut avec madame – seul id. lecture – coucher à 3 heures.

Ce n’est pas folichon, mais il est émouvant de savoir comment on vivait à Paris en pleine Terreur.

Bonne journée à tou(te)s

Source : Almanach des Gourmands, 4ème Année, Journal intime 1794-1795.




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