mercredi 30 août 2017

Un diner en 1806, comment ça se passe ? (version intégrale)

Face au succès rencontré par notre série sur les Dîners, et à la demande de certain(e)s, en voici la version intégrale, qui évitera aux plus paresseux d'entre vous de naviguer entre quatre billets. Il ne me reste plus qu'à espérer qu'en agissant de la sorte, nous démentirons ce que Boileau disait "Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien"! C'est dans Le Lutrinpoème "héroïcomique", composé entre 1672 et 1683 (chant premier, vers 103 et 104.



PROLOGUE

L’aloyau de sept heures –qui a eu un succès considérable parmi notre auditoire – est par définition un plat du diner. Mais, qu’est ce qu’un diner, en 1806 ? C’est tout d’abord un moment crucial de la journée.
Le Dîner est l'action la plus intéressante de chaque jour, celle dont on s'acquitte avec le plus d'empressement, de plaisir et d'appétit. Il n'y a guère que les sots et les malades qui n'attachent point au Dîner toute l'importance qu'il mérite. Une coquette renoncerait plutôt à plaire, un poète à être loué, un Gascon à être cru sur sa parole, un comédien à être applaudi, un riche Midas à être encensé, que les sept huitièmes des Paris à faire un bon repas. Nous avons toujours été surpris qu'aucun Auteur n'ait traité cette matière avec toute la gravité dont elle est digne, et n'ait écrit philosophiquement sur le Dîner. Que de choses il y avait à dire sur cet acte mémorable qui se renouvelle 365 fois par an !

Oui, que de chose il y a à dire sur les diners ! Le moindre désordre dans la cérémonie sème le désarroi, et bientôt, le désespoir s’installe…
Si, par quelque événement imprévu, par quelque cas fortuit, par quelque circonstance forcée, le moment du Dîner est reculé, seulement d'une heure, voyez comme toutes les mines des convives s'allongent, comme la conversation la plus animée languit tout-à-coup, comme tous les visages se rembrunissent, comme tous les muscles zygomatiques se trouvent paralysés, enfin comme tous les yeux se tournent machinalement vers la salle à manger!

Heureusement, le désarroi n’est que passager, et, comme il est dit dans Les amants trahis, le désespoir n’est que folie (à écouter , à 9 mn et à lire ici). L’Amphitryon annonce le passage dans la salle à manger.
L'obstacle cesse-t-il, le maître d'hôtel, la serviette sous le bras, vient-il enfin annoncer que l'on a servi, ce seul mot fait l'effet d'un talisman ; c'est une parole magique qui rend à chacun sa sérénité, sa gaîté et son esprit. L'appétit se lit dans tous les yeux, l'hilarité est dans tous les cœurs, et la tumultueuse impatience avec laquelle chacun va prendre possession de son assiette est un signe manifeste et certain de l'unanimité des vœux et de l'accord des sensations. La Nature reprend donc alors tous ses droits, et dans cet instant du jour le flatteur même laisse lire sa pensée sur tous les traits de son visage.

Et voici que le premier plat arrive, un potage…
Après quelques cérémonies, on s'assied, et le silence, d'abord général, atteste la force et l'universalité des sensations. Un potage brûlant (qu'il doit être) ne diminue point l'action générale ; on dirait que tous les palais sont pavés en mosaïque, ou qu’ils jouissent de tous les privilèges de l'Espagnol incombustible*.
* L’espagnol incombustible : désigne Jean Chacon, un aventurier fameux qui avait annoncé qu’il entrerait dans un four plus chaud de dix degrés que les fours ordinaires, et qu’il y resterait jusqu’à parfaite cuisson d’un gigot qu’il tiendrait à la main. Ce n’est qu’après onze minutes passées dans cette situation que, la police étant accourue, l’Espagnol incombustible a été retiré du four, non pas tout-à-fait brûlé, mais dans un état propre à décourager les charlatans les plus intrépides et à détromper les spectateurs les plus superstitieux. (M. Peltier, l’Ambigu, ou variétés littéraires et politiques, volume 14, 1806).

ACTE I

Après le Prologue, l’Acte 1, c’est à dire le Premier Service. Voici le Premier Service que j’ai imaginé dans Scandales et Voluptés, mélange heureux de biographie romancée et de roman historique, et qui, en raison de cette double appartenance a du mal à trouver un d’Editeur ("Ca dépend, ça dépasse" dans la case "Genre"), au point que j’en prépare actuellement une auto-édition très soignée.

Premier Service
Un potage au riz d’Amérique, bien corsé
Huit hors-d’œuvres d’office
Variante ascétique de Bordin
Huitres marinée de Granville
Anchois de Maille
Raves et radis d’avril
Pot-Pourri de fruits au vin de Maille
Thon de la Madrague à l’huile d’Aix
Beurre de l’Enfant-Jésus
Une culotte de BŒUF NORMAND, avec son cordon végétal
Relevés
Un JAMBON DE BAYONNE, à la broche, sur une réduction de vin de Malaga
Quatre entrées
Côtelettes de mouton à la Soubise
Deux poulardes à la financière
Un vol-au-vent à la Neptune
Une anguille de Melun à la Grimod


Voilà ce qu’en dit la Reynière, une fois la fin du Prologue prononcé :

Cependant l'Amphitryon, qui doit moins s'occuper de raisonner ses morceaux que du soin de garnir les assiettes, divise avec art la culotte tremblante d'un bœuf gras, et seulement entourée d'un cordon végétal qui n'est interrompu que par des pilastres de lard. Une sauce aux tomates ou la moutarde apéritive de Maille, de Bordin, ou même de Le Maoût , sert de stimulant à ce premier plat, le fondement solide de tout Dîner, et le seul mets dont personne ne se lasse, quoiqu'il se reproduise une fois chaque jour.
Pendant ce temps, les hors-d'œuvre stimulants disparaissent, et les entrées qui se mangent après le bouilli donnent le temps de découper les relevés qui ont remplacé les potages. En Allemagne, en Suisse, et dans presque tout le Nord, cette dissection est confiée à un officier ad hoc qui s'en acquitte avec une dextérité peu commune : usage précieux, qui épargne au maître de la maison et aux convives un temps qui peut être beaucoup mieux employé. Cet usage tourne aussi à la gloire des grosses pièces qui, découpées selon les règles de l'art, paraissent dans toute leur splendeur. Il coupe court aux cérémonies inutiles, et va au-devant de la timidité, puisque des assiettes chargées circulent à la ronde, et que chacun se sert soi-même selon son goût et son appétit. Faisons des vœux pour que cette heureuse méthode soit adoptée en France, surtout dans les grands repas. Il ne manquera plus rien alors à notre Nation, pour mériter une prééminence complète dans le grand art de la cuisine et de la table.

Ce qu’explique La Reynière, c’est qu’un même mets (une culotte de  bœuf, par exemple) peut apparaître dans plusieurs Services, mais pas sous la même taille, ou sur des plats de formes différentes (ovales ou rectangulaires) et pas avec le même accompagnement (avec toute sa parure végétale, avec un (léger) cordon végétal, ou sans accompagnement). Ce qui rend la compréhension des Services quelque peu compliquée…
Dans l’ordre, c’est le potage qui apparaît en premier.
Le potage est au dîner ce qu’est le portique ou le péristyle à un édifice ; c’est à dire que non seulement il en est la première pièce, mais qu’il doit être combiné de manière à donner une idée juste du festin, à peu près comme l’ouverture d’un Opéra-comique doit annoncer le sujet de l’ouvrage.

Après le potage, c’est le "Coup d’après" qui…
…consiste dans un demi-verre de vin pur qu’on boit immédiatement après la soupe… Il passe à Paris pour tellement salutaire qu’on y dit proverbialement que le Coup d’après met un écu de moins dans la bourse du médecin. Ce qu’il y a de sûr, au moins, c’est que personne n’en paraît incommodé. Les dames seules se refusent en général au Coup d’après, elles préfèrent celui du milieu.

Il n'est cependant pas d'obligation, mais c'est le seul moment du repas où il soit permis de boire, sans eau, du vin ordinaire, à moins cependant que l'on soit un provincial, ou que l'on ne serve point de vins fins ; ce qui n'est guère à présumer dans un grand dîner.

Viennent ensuite les hors d’œuvre :
En général, les vrais Gourmands font assez peu de cas des Hors d'œuvres, qu'ils regardent comme un remplissage inutile, plus digne de figurer dans un déjeuner solide, ou dans une collation, qu'à un repas aussi régulier et aussi sévère que doit l'être tout grand dîner. Mais les femmes ont beaucoup de goût pour ces bagatelles.

Et les entrées :
On peut regarder les Entrées comme la partie la plus solide d'un dîner; et si le potage est la principale porte de l'édifice, les Entrées en forment le premier étage et les appartements les plus importants. On les divise en Entrées ordinaires, grosses Entrées ou Entrées de broche. Ces dernières portent quelquefois le nom de relevés, parce qu'on relève avec les potages qui sont aux deux bouts de la table.

Et voilà, c'est la fin de l'Acte 1, celui du Premier Service

Un bon Amphitryon marque la pause, anime la discussion, agrémente l’assistance de lectures, d’intermèdes musicaux et de quelques performances techniques, une démonstration de la lanterne magique, par exemple.

ACTE II

 Voici, légèrement adapté, le Second service que j’ai imaginé dans Scandales et Voluptés, mélange heureux de biographie romancée et de roman historique, à paraître bientôt peut-être.

Second Service
RÔT
Des perdreaux
Des Ortolans
Des hatelettes d’éperlan
RELEVÉ DE RÔT
Un pâté de Pithiviers
SIX ENTREMÊTS
Chauds
Des petits-pois de la Truie-qui-file
Des Salsifis frits et glacés
Des cardes à la moëlle
Froids
Une charlotte à la russe
Des hervinettes perfectionnées
Une gelée, au marasquin

Vin de Bordeaux – Vins fins de Bourgogne – Vin de Chablis, de 6 feuilles

*

 Ce Second service se décompose généralement en trois Scènes

Scène I : Les Rôts
Cependant le rôti paraît, et son fumet délicieux aiguillonne tous les appétits, et les prépare à de nouvelles jouissances. C'est alors que les vins d'entremets commencent à paraître, et que les langues se délient. Le vin de Bordeaux, celui de Bourgogne, et surtout le pétillant vin d'Aï, font circuler à la ronde les propos joyeux, les bons mots et les traits délicats ; c'est le moment des déclarations et des demi-confidences. Chacun alors a de l'esprit ou veut en montrer ; et comme rien ne rend plus indulgent que la bonne chère, tous les amours-propres sont satisfaits.

Scène II : le relevé de rôts
Dans les festins d'étiquette, et même dans les Dîners somptueux, [le relevé de rôts], au lieu de faire partie du second service, forme un service à part. Un énorme pâté venu à grands frais de Toulouse, de Strasbourg, de Chartres ou de Périgueux, occupe alors gravement le centre de la table, et la manière de le découper est elle seule un art important et trop peu connu.

Scène III : les entremets (chauds et salés ; froids et sucrés)
Des entremets dans lesquels le génie du cuisinier a épuisé toutes ses ressources pour relever la saveur des végétaux, servent d'acolytes [au relevé de rôts], et les extrémités de la table réservées au petit four, aux crèmes, aux friandises, attirent alors la principale attention des enfants et des dames. Les Gourmands leur abandonnent volontiers ces agréables colifichets ; car tout bon mangeur a fini son Dîner après le rôti, ce qu'il mange au-delà n'est qu'une affaire de complaisance ou de politesse.
Mais c'est précisément parce que l'appétit est en général satisfait au moment où ce (…) service se produit sur la scène, qu'un artiste habile ne doit rien épargner pour le faire renaître : c'est là son triomphe ; mais ce triomphe est rare et difficile, et les entremets sont ordinairement l'écueil où les plus grands talents viennent faire naufrage. Tel a brillé avec éclat aux entrées, aux relevés, et même au rôti , qui voit toute sa gloire s'éclipser à l'entremets ; il pâlit devant un plat de cardes ou une jatte de blanc-manger, et n'est plus alors qu'un homme ordinaire. Les entremets sucrés offrent moins de gloire, sans doute, mais aussi moins de difficultés ; les pâtisseries et les crèmes souffriraient plutôt la médiocrité que les entremets potagers.

Comme le Premier, le Second service se termine par des intermèdes. Comme le dit La Reynière, Chacun alors a de l'esprit ou veut en montrer. Tel va va flatter Alexandre en alexandrins, tel autre va lire le premier chapitre de son dernier recueil - en avant-première - et assez rapidement, tout cela tourne à une drôlerie sans borne, avec des couplets bachiques, anacréontiques, érotiques et même un peu graveleux.

Et c’est dans cette ambiance franchement gaie qu’arrive le Troisième Service, celui des desserts.


ACTE III

Après tout ce que les Gourmands ont englouti dans les Actes précédents, un appétit aussi abyssal que celui de La Reynière pourrait déclarer forfait. Ne dit-il pas lui-même que :
Les vrais Gourmands ont toujours achevé leur dîner avant le dessert. Ce qu’ils mangent par-delà le rôti n’est que de simple politesse ; mais ils sont en général très polis.

Pourtant, dans un diner digne de ce nom, et des Gourmands aussi polis, ce ne sont pas les desserts qui manquent :

Troisième Service
DESSERTS
Ligne du milieu
Glacière d’Appert – Oranges indigènes – Raisin de Fontainebleau
Lignes latérales
Petit four mêlé – Fanchonnette – Fromage de Gruyère - Brignoles Fortia - Compote de prunes d’Antes – Triumvirat de confitures – Figues gendresses – Biscuit des ivrognes – Compotes des hespérides – Gâteaux à la Minette – Meringues garnies -  Augustines – Fromage de Brie – Panses de Roquevaire – Compote macédoine – Fruits mêlés à l’eau-de-vie – Figues fines d’Olioules –  Fromages de Marolles – Compote de grâces – Anonymes

Vin de Champagne – Vin de Malaga – Vin de pêche d’Alsace
Café joli de Martinique – Café indigène, seulement pour la montre,
Édulcorés avec du vrai sucre d’Amérique
FROMAGE GLACÉ du Café de Foy

Dix-sept sortes de LIQUEURS FINES, tant exotiques qu’indigènes, non compris le kirchwasser de la forêt noire
Crème d’Hémérocalis

PUNCH EXOTIQUE – THÉ AIGUISÉ

*

Ces multiples desserts, tous aussi merveilleux les uns que les autres, peuvent offrir aux Gourmands repus un extraordinaire plaisir pour les yeux :
Qu'offrir à l'appétit après trois services aussi variés ? Le dessert est au dîner ce que la girande est au feu d'artifice ; c'en est la partie brillante, celle qui demande la réunion d'une foule de talents agréables. Un bon officier doit être tout-à-la-fois glacier, confiseur, décorateur, peintre, architecte, sculpteur et fleuriste. C'est dans les repas d'apparat surtout qu'on voit ces talents se développer de la manière la plus étonnante. On a vu des fêtes où la dépense, pour le dessert seul, s'élevait à plus de dix mille écus. Mais comme ce service parle plus aux yeux qu'aux autres sens, le véritable et fidèle Gourmand se contente de l'admirer. Un morceau de fromage altérant ou apéritif est d'un plus haut prix pour lui que toutes ces pompeuses et brillantes décorations.

Mais le feu d’artifice n’est pas terminé ! Hors de question de s’arrêter aux fromages. D'ailleurs  :
Le fromage est le biscuit des ivrognes.

C’est n’est donc qu’une pause bien arrosée en attendant les glaces et les gâteaux. Puis le café :
Les glaces font partie du dessert ; mais c'est encore un art à part, et les habiles glaciers sont presque aussi rares que les bons rôtisseurs. Une savante et parfaite distillation du café, suppose encore un mérite éminent ; mais qui sait lui conserver habilement tout son arôme, et ne lui rien faire perdre de son huile essentielle ? M. de Belloy, auquel on doit l'art de préparer le café sans ébullition. 

Cette boisson est en général mal préparée, même dans les maisons les plus opulentes, et fait souvent que l'on soupire après l'arrivée des liqueurs de M. Le Moine, de M. Noël la Serre, ou de M. Folloppe, qui nous empêchent de regretter celles des Isles, et dont la plupart semblent, par une combinaison admirable, laisser dans la bouche un véritable échantillon de tous les parfums de l'Arabie.

Pour conclure : toujours prodigue en précieux conseils, La Reynière a bien conscience qu’un tel diner dans un restaurant (et non dans ces tables d’Hôte - ici et  - que la Révolution a fait disparaître, hélas) ça doit coûter un bras. Heureusement, nous dit-il, il y a dans Paris quelques restaurants, mais très peu, où l’on peut faire bonne chère sans y laisser trop de plumes :

Ce n'est ici qu'un court aperçu d'un plaisir qu'on peut renouveler trente fois par mois. Autrefois, Paris possédait un grand nombre de tables d'hôtes, où, avec une grande activité, et quarante sous tournois, on parvenait à dîner assez bien. Aujourd'hui, les avantages de la bonne chère sont disséminés, à très-haut prix, chez beaucoup de restaurateurs. Nous avons pris soin d'indiquer dans notre Itinéraire nutritif les meilleurs et les plus célèbres. Nous n'y reviendrons donc point ici ; mais, à en juger par les réunions nombreuses qui se forment tous les jours dans les vastes salons de M. Grignon [4 rue Neuve des Petits Champs], de M. le Gacque [7 rue de Rivoli], et au Rocher de Cancale [59 rue Montorgueil], il faut croire que ce sont en ce moment les trois endroits de Paris où il se contracte le plus d'indigestions, et où il est le plus doux d'en prendre.


ACTE FINAL

Eh oui, ce n’est pas encore terminé. La serviette, non pliée, étant reposée sur la table, il est temps de mettre en application une maxime réputée qu'en France, tout termine en chansons. Ce qui sous la plume de La Reynière devient :

… tout en France doit finir par des chansons, même les dîners.

Et la littérature gourmande est riche en chansons à boire, coutume populaire que la Révolution a failli faire disparaître, mais que la Reynière imposait dans ses dîners, à l’époque de l’Almanach et des jurys dégustateurs. Un peu d’histoire grimaldienne, qui fait de Napoléon le sauveur de la chanson à boire – fait peu connu et absent de nos manuels :

L’usage de chanter à table s’était conservé dans les classes inférieures, après avoir été abandonné par les autres. Mais aux couplets aimables, spirituels et tendres, l’on avait substitué des Chansons patriotiques, vrais signaux de carnage ; et ces chants de cannibales, mêlés d’imprécations terribles et de blasphèmes épouvantables, retentissaient à chaque instant à l’oreille du citoyen paisible qui, étranger à tous les partis, voulait jouir au moins, à table, d’un repos qu’il croyait avoir assez chèrement acheté par la perte de toute sa fortune.

Tant que la France a été en Révolution, nous nous sommes vus les douloureux témoins de ce tintamarre qui se renouvelait sans cesse jusque dans les tables d’hôte, jusque dans les spectacles, où l’on était poursuivi par ces chants de mort. Le 18 brumaire de l’an 8* a mis fin à ce barbare usage. On n’a plus chanté à table que des Chansons à boire, ou des Chansons amoureuses, et la gaité française renaissant peu à peu, a bientôt pris le dessus sur ces lugubres complaintes patriotiques, reléguées avec les Jacobins et le Directoire, dans les cavernes à jamais fermées (il faut l’espérer du moins) de l’affreuse Terreur, qui, pour le dire en passant, n’aurait jamais existé si les honnêtes gens avaient eu la dixième partie de l’audace des lâches.

Cet usage auquel on avait renoncé dans les temps malheureux, reprend aujourd’hui faveur, même dans les maisons les plus opulentes et les plus graves.

Cette douce hilarité produira d’aimables épanchements ; on ressentira une double reconnaissance pour l’Amphitryon qui aura mis autant de soin à faire valoir l’esprit de ses convives, qu’à les bien nourrir.

* 9 novembre 1799, date du d’État de Napoléon Bonaparte, qui a marqué la fin du Directoire et, ouf!, de la Révolution.

Évidemment, à ce rythme, les dîners de  La Reynière durent assez longtemps ! Entre quatre et six heures…

Tel abondant que soit le dîner, un vrai Gourmand fait ordinairement le tour de la table aux deux premiers services, c’est à dire qu’il mange, au moins une fois, de chacun des plats. Cette dégustation complète est même chez lui une sorte de devoir. Il importe aux progrès de l’art, à l’instruction de l’artiste, à la gloire même de l’Amphitryon, qu’il puisse porter sur chacun des mets un jugement certain ; et comme il est nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, il faut donc que toutes les entrées, tous les relevés, tous les rôtis, et tous les entremets, sans parler du dessert, passent successivement sur son assiette et dans son palais. Eh ! le moyen d’y suffire en aussi peu de temps ! Il est tel plat dont la dégustation dure plus d’un quart d’heure ; et l’on veut qu’il en juge trente en soixante ou quatre-vingts minutes ! Cela n’est ni sensé, ni même humain. Si notre Gourmand veut remplir tous ses devoirs dans toute leur étendue, il s’expose à s’étrangler, à s’étouffer, et à ne retirer pour tout fruit de son dévouement qu’une mort certaine, ou tout au moins qu’une indigestion vulgaire ; et s’il a borné son inspection à un petit nombre de plats, il a manqué aux obligations que sa qualité de Gourmand lui impose... et, dût-on demeurer six heures à table (il faut convenir que ce n’est pas trop pour un grand dîner), il importe au bien de l’art que tous les appétits y soient  pleinement satisfaits, et que la cause du cuisinier soit instruite dans toutes les règles de la procédure gourmande.

Et comme parler des chansons à boire sans en citer une seule serait pour le moins incongru, en v’la une, parmi les préférées de La Reynière :

À chanter sur l’air de V’la c’que c’est qu’d’aller au bois

(pour la version karaoké : cliquez là)

Buvant à plein verre,
Faisant bonne chère,
Ils sont gourmets, ils sont friands :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

Propos gaillards, franche gaîté
Distinguent leur société :
Rien de fardé, rien d'apprêté ;
Douce bonhomie
A l'esprit s'allie ;
Souvent malins, jamais méchants :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

A leur banquet est-on admis,
On n'y trouve que des amis;
Tous, par le plaisir réunis,
Se montrent affables,
Prévenants, aimables;
Et tout fait répéter céans :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

D'Épicure, joyeux enfants,
En amitié, toujours constants,
Conservez bien ces sentiments :
Jamais à Le Gacque
Ne tournez casaque,
Et qu'on dise encor dans cent ans :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

Bonne journée – ou ce qu’il en reste -  en chantant !

Sources : Manuel des Amphitryons ; Almanach des Gourmands ; Journal des Gourmands et des Belles.



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